Piment et pimentades

Les premiers qui se risquèrent à goûter le piment crurent bien en perdre la raison, en même temps que leurs papilles... Fallait-il qu'ils sortent droit de l'enfer, ces féroces indiens Caraïbes, pour mâcher le feu aussi négligemment! Et pourtant, qui a goûté au feu des pimentades bientôt ne s'en passera plus...
On prête aux piments, dès lors, mille vertus: de redonner moëlle et nerfs, ardeur dans les ébats et cœur au ventre, mais aussi de prévenir fièvres, douleurs et infections. Déclassés, hors-la-loi, persécutés religieux, miséreux déportés, gens de boucane et de flibuste, mettent donc un point d'honneur à en mâcher à pleines poignées: Bienvenue au Nouveau Monde, où règne sans partage Sa Majesté Piment !
Dans son “Flibustiers du Nouveau Monde”, le chirurgien huguenot Œxmelin, recueilli parmi les boucaniers de Saint-Domingue, nous livre la recette de sa première pimentade: “Celui qui avait quitté la chasse le premier pour faire cuire la viande la tire de la chaudière au bout d’un morceau de bois pointu et la pose sur une bâche, qui sert de plat; ensuite il ramasse la graisse qu’il met dans une calebasse, et on y presse le jus de quelques limons que l’un d’eux aura apportés, y joignant des herbes et un peu de piment qui lui donne le goût. C’est là leur sauce, et pour cette raison ils l’appellent pimentade.”
Il y a bien entendu autant de pimentades que d’imagination et d’ingrédients disponibles: avec des échalottes, de petits oignons frais, du vinaigre de canne, des oranges, de l’huile et du beurre, du lait de coco, de la papaye et des mangues, ainsi, bien sûr, que toutes les épices et herbes aromatiques: thym, ciboulette, coriandre, clous de girofle, cumin, poivre et sel. Petit détail qui a son importance: si le citron est de toutes les recettes il n’est pourtant pas natif des îles puisque, tout comme la coriandre, il fut importé des Canaries par Christophe Colomb.
La base des pimentades et autres marinades sera donc généralement constituée de citron vert, d’huile, de poivre, d’herbes, d’ail et d’oignon, éventuellement de jus de fruit pour adoucir. Le reste est affaire de goût et d’imagination...

Les entrées

De toutes les entrées, ce sont certainement les acras qui auront eu la faveur des flibustiers. Ils se fourrent de légumes ou de poissons salés, en une farce chargée d’ail, d’oignons, d’œufs, de piments, d’herbes et d’épices. Les plus prisés étaient sans nulle doute à base de petits alevins qui se ramassaient en masse sur le sable au bord de l’eau. On prenait aussi ces petites civelles en simple friture, avec du jus de citron vert, des herbes, de l’ail et du piment.
Le salmigondis était la salade par excellence des buffets pirates. D’une finesse toute relative, ce plat avait l’intérêt de se pouvoir préparer avec à peu près n’importe quoi. La prise d’un navire était l’occasion de récupérer quelques barriques de câpres, d’huile d’olive, de viandes et autres poissons salés: de quoi se remplir la panse dans un grand banquet où il convenait de ne rien gâcher... Le principe de base était de rôtir d’abord les viandes et poissons, puis de les découper en morceaux, que l’on faisaient ensuite mariner dans du vin rouge. Puis on mélangeait à du chou mariné, des anchois, du hareng salé, des mangues et tutti quanti. La recette de Henry Howard, dans son “Newest Way in all sorts of Cookery” de 1726, retient les ingrédients suivants: 2 romaines, 1 poignée de cresson, 1 poignée d’épinards, 2 blancs de poulet, chair de pigeon ou de canard, 4 cuisses de poulet, 1 citron, 2 œufs durs, du persil plat, du raisin rouge et vert, 10 petits oignons marinés, des pickles et cornichons, 3-4 anchois, de la moutarde et du vinaigre de vin rouge, sel-poivre et huile d’olive.
En salade, on n’évitera difficilement l’incontournable “chou palmiste” plus connu sous le nom de cœur de palmier. Nécessitant le sacrifice d’un arbre, ce met tendre et délicat a particulièrement fait saliver le père Labat: “Nul besoin d’artifice pour apprécier les bontés de ce met, précise-t-il, on les mange en salade après qu’on a développé toutes les feuilles. C’est une nourriture légère et de facile digestion. On met les palmistes dans de l’eau fraîche, et on les mange avec le poivre et le sel comme les jeunes artichauts, ou bien on les fait bouillir dans de l’eau avec du sel; et après qu’ils sont égouttés, on les met dans une sauce blanche comme les cardons d’Espagne ou des salsifis avec de la muscade. On les accomode comme des beignets, en les trempant dans une pâte fine, ou bien encore on les fait frire comme du poisson, après les avoir passés par la farine. On les met dans la soupe, ils lui donnent un très bon goût.”
Dans les entrées, figuraient aussi en bonne place les “ceviches”, plats de poisson, molusques, fruits de mer ou viandes, marinés dans du jus de citron vert et autres ingrédients savoureux.
Les anglais, toujours amateurs de “pies” en tout genre, auront apporté à la cuisine flibustière les “patties” jamaïcains, sorte de petits pâtés constitués d’une farce à la viande ou aux légumes, enroulée d’une pâte passée à la friture. Les ancêtres des empanadas vénézuéliennes.

Viandes et grillades

Pour faire un bon “boucan”, les préparatifs vont bon train dès les premières heures du jour. Il faut gagner au plus tôt la rivière pour y faire fraîchir le vin. Les hommes s’attaquent ensuite à la construction du boucan, ce gril en bois sur lequel le cochon tout entier doit cuire. On coupe alors quelques branchages, dont 4 fourches de 4 pieds de hauteur (1,20 m.) assureront les pieds de l’édifice. Pour construire autour le socle, on dépose entre ces fourches 4 traverses que l’on noue avec des lianes. Ne reste plus ensuite qu’à attacher en travers quelques branches qui tiendront lieu de grille. Le cochon est ensuite déposé sur cette grille, le ventre ouvert. On le frotte de piment, de sel et de poivre et la cuisson peut alors commencer.
A côté du boucan, on fait un grand feu de bois jusqu’à obtention d’une bonne quantité de braises que l’on apporte sous le boucan. Un des hommes est chargé de surveiller le bon déroulement de la cuisson. Quelques hommes partent à la chasse afin de ramener les gibiers qui serviront à farcir le cochon. Pendant les heures qui suivent, on boit le vin en grignotant un morceau afin de reprendre des forces en attendant d’attaquer la bête!
Outre le cochon et le bœuf on faisait aussi des boucans de chèvre, de poulet, perroquet, pigeon ramier et autres volailles ou gibiers. Au rang des animaux exotiques, on se délectait d’agouti (sorte de lièvre a tête de rat), de singe, de lamantin, de lézard (gros comme des chats), d’alligator et de caïman. Farcies, accompagnées de sauces et marinades, les viandes étaient déclinées sur tous les tons.
La chair de tortue devint rapidement la nourriture des marins car on pouvait en embarquer une bonne quantité en provision de mer, les gardant en vie sur le dos afin d’en préserver la fraîcheur. Son plastron était particulièrement apprécié, comme en témoigne le père Labat: “Jamais je n’ai rien mangé de si appétissant et d’aussi bon goût, confie-t-il. La chair de tortue se prête à toutes les préparations, on en fait de la soupe, comme si c’était du boeuf ou du mouton, on la faît rôtir à la broche, on la mange en griblettes, en daube, en ragoût, en fricassée. Mais cette viande a surtout une propriété admirable: on peut en manger tant que l’on veut sans craindre d’en être incommodé, parce qu’elle est de très facile digestion, quoique très nourrissante. Le plastron d’une tortue est toute l’écaille du ventre de l’animal, sur lequel on laisse 3 ou 4 doigts de chair, avec toute la graisse qui s’y rencontre. Cette graisse est verte et d’un goût délicat. Le plastron se met tout entier dans le four: on le couvre de jus de citron vert, avec du piment, du poivre, du sel et du girofle battu. Pendant qu’il cuit, on a soin de percer de temps en temps la chair avec des brochettes de bois afin que la sauce contenue dans le plastron pénètre de toutes parts. On sert le plastron tout entier sur la table, on coupe en tranches la chair qu’il renferme et on la sert avec la sauce”.

Poissons, desserts et accompagnements

De la viande, certes, mais les poissons, fruits de mer et crustacés n’étaient pas oubliés pour autant: poissons-lune, poissons-assiette, daurades, mérous, poissons volant, raies, espadons, requins, crabes, langoustes, coquillages, se dégustaient en boucans, en ragoûts, en soupes, en salades, farcis, marinés, grillés ou en friture. Tous dotés d’une chair très délicate, causaient déprime au père Labat car il désespérait de ne jamais pouvoir trouver le temps de tout manger!
Accompagnés de riz et maïs, de bananes plantain, de pois et haricots, de manioc (ou yuca), d’igname, de patate douce et autres tubercules, en ragoût, en purée, en daube ou à la vapeur, les plats flibustiers n’avaient de limites que celles de l’imagination.
En matière de sucreries, on notera que les flibustiers ont su rester de grands enfants, consommant avec force délectation toutes sortes de desserts, compotes et autres confitures. Peut-être d’ailleurs pour calmer le feu si dense du piment...
Salades de fruits, bonbons à la banane, desserts au lait d’amande, gateaux de patate douce à la vanille, lait de coco à la muscade, cake au citron vert, crème au gingembre, fromage blanc à la mélasse, ananas confit, gelée de goyave...

Les boissons

Le flibustier, comme on s’en doute, est un homme qui boit! Flacons, cruchons, tonneaux mis en perce, vins, rhum, punchs: rien ne paraît pouvoir éteindre le feu qui le dévore...
Les boissons alcoolisées se buvaient très modérément en mer, ne serait-ce que parce que l’on ne pouvait pas en emporter de grandes quantités et on le gardait pour les grandes occasions. Une fois à terre, par contre, il en allait tout autrement, comme pour la nourriture d’ailleurs, et la bombance pouvait enfin commencer.
Contrairement aux idées reçues, les flibustiers ne s’enivraient pas tant de rhum, puisque cet alcool n’apparut que dans le dernier tiers du XVIIe siècle, soit à la toute fin de l’épopée flibustière. Alors que buvaient-ils?
Tout d’abord du vin, importé d’Espagne et du Portugal, ramassé par barriques entières sur les galions pillés. Vin de Madère ou des Canaries, vin du Rhin, Claret, vin de Porto, Xeres et vin de Bordeaux, le plus souvent additionné de jus de citron et d’épices. Le Sang-gris est un bon exemple de ces mélanges, qui voit du vin de Madère accomodé de cannelle, jus de citron, sucre, girofle en poudre, beaucoup de muscade, une croûte de pain rôtie. Une fois bien macéré, le mélange était passé dans un linge fin et consommé très frais. On faisait aussi du vin d’ananas, de palme ou de banane. Par ailleurs, tout était bon à être fermenté, de la patate douce au manioc, en passant par la fleur d’hibiscus. Les punchs, au lait, aux œufs, au citron vert, à la vanille, au piment, au lait de coco, faisait aussi partie des tables flibustières. Puis le chocolat ou le café épicés et arrosés pour finir en beauté.