Les Espagnols, aux premiers temps de la conquête, ne se préoccupaient guère des Indiens quils exploitaient et encore moins de leurs cultures. Plus tard, lorsque les esclaves africains vinrent remplacer les indiens exterminés, les colons espagnols singénièrent pareillement à garder leurs distances en sefforçant de recréer la bonne société espagnole. A linverse, en groupes disparates et en situation de clandestinité, les flibustiers durent sans cesse sadapter, remettre en cause leurs préjugés, sadapter aux étrangetés du Nouveau Monde sous peine de disparaître. Shabituer aussi aux habitants des îles, sen faire des alliés et partager leur mode de vie. Tous, à lécole indienne, apprendront flore, faune, techniques de chasse et de pêche, méthodes de culture et techniques culinaires.
Ces aventuriers auront une autre vertu: celle dassurer, seuls pendant des décennies, la circulation des produits et des cultures à travers lespace caraïbe, parmi les communautés qui y vivaient et même les classes sociales. Car les sociétés coloniales étaient refermées sur elles-mêmes, dabord par les monopoles imposés par leurs pays respectifs, puis par le besoin de recréer le monde dont ils étaient issus. Pour inventer une cuisine véritablement locale, caraïbe, créole, il fallait une société indifférente aux nationalités, aux croyances et aux origines; ce fut laventure même de la flibuste.
Pour avoir trop souffert en leur existence précédente, sur les navires des marines royales, obligés dingurgiter des aliments avariés pendant que capitaines et officiers dégustaient volailles et rôtis, les flibustiers, une fois maîtres de leur destinée, se rassasièrent tant et plus des aliments les plus divers quoffraient ces latitudes. Ils furent les plus inventifs manieurs dépices qui soient et ils inventèrent la boucane, reprenant à leur compte les techniques des Indiens pour fumer et griller la viande: au fil du XVIe siècle, les activités de contrebande des flibustiers français et anglais devinrent telles dans les criques de Saint-Domingue que les autorités espagnoles, pour garantir leur monopole sur les colons, en vinrent à regrouper leurs administrés de gré ou de force sur une moitié de lîle, laissant lautre à labandon. Retournés à létat sauvage, bovins et porcs y proliférèrent, bientôt chassés par des marins sédentarisés, des planteurs sans le sou et autres déserteurs de la Royale. Ces marginaux développèrent alors une véritable communauté, basée sur la chasse des bufs et des cochons, faisant commerce des peaux et cuirs, faisant fumer la viande à la manière des indiens, en fines lanières posées sur des claies au-dessus dun feu de bois vert. Ces viandes boucannées étaient ensuite vendues aux flibustiers de passage. Parfois les boucaniers profitaient dun navire pirate pour reprendre le métier, ou au contraire des flibustiers désireux de se poser un moment se convertissaient en boucanier. Avec le temps, flibustiers et boucaniers ne firent plus quun grand peuple, sous la bannière des Frères de la Côte, comme ils se nommèrent eux-mêmes.
On laura compris, chaque instant de la vie flibustière semble prétexte à libations et orgies, à fêtes extravagantes et buffets gargantuesques. Comme si chaque doublon pris à lEspagnol devait être dépensé au plus vite, brûlé, oublié; pour recommencer au plus vite? De là lidée que cette course frénétique aux trésors nétait peut-être pas si capitale que cela finalement: lobjet véritable de la quête des pirates devait être ailleurs; dans une insatiable soif de liberté, un incontrôlable goût daventure, un besoin inextinguible de recommencer une autre vie, de refaire un nouveau monde, meilleur, sans contrainte, au prix de tous les excès.
Aujourdhui, dans un désir de mieux connaître cette formidable épopée, tenter de retrouver les saveurs culinaires de la flibuste fait partie du jeu. Bien entendu certains ingrédients ou tours de main sont perdus ou difficiles daccès, mais quà cela ne tienne: il existe des produits de substitution et puis, de toute manière, la cuisine est avant tout une affaire dimagination!