Une cuisine riche en saveurs

Les flibustiers? On se les imagine mâchonnant des semelles de sandales et buvant de l’eau croupie en pleine mer, ou bien encore s’abrutissant d’alcool frelaté dans les bouges de Maracaïbo, plus préoccupés de pillages que de cuisine raffinée... Quelle erreur pourtant !

En effet, la cuisine dite “caraïbe” devrait se nommer flibustière: car elle n’est pas le seul fait des Indiens présents au moment de la conquête, mais le produit d’un métissage d’influences très diverses: indienne, africaine, française, anglaise, hollandaise, espagnole, dont le creuset, des débuts du XVIe siècle au milieu du XVIIIe siècle fut bel et bien la flibuste.

Les Espagnols, aux premiers temps de la conquête, ne se préoccupaient guère des Indiens qu’ils exploitaient et encore moins de leurs cultures. Plus tard, lorsque les esclaves africains vinrent remplacer les indiens exterminés, les colons espagnols s’ingénièrent pareillement à garder leurs distances en s’efforçant de recréer la bonne société espagnole. A l’inverse, en groupes disparates et en situation de clandestinité, les flibustiers durent sans cesse s’adapter, remettre en cause leurs préjugés, s’adapter aux étrangetés du Nouveau Monde sous peine de disparaître. S’habituer aussi aux habitants des îles, s’en faire des alliés et partager leur mode de vie. Tous, à l’école indienne, apprendront flore, faune, techniques de chasse et de pêche, méthodes de culture et techniques culinaires.

Ces aventuriers auront une autre vertu: celle d’assurer, seuls pendant des décennies, la circulation des produits et des cultures à travers l’espace caraïbe, parmi les communautés qui y vivaient et même les classes sociales. Car les sociétés coloniales étaient refermées sur elles-mêmes, d’abord par les monopoles imposés par leurs pays respectifs, puis par le besoin de recréer le monde dont ils étaient issus. Pour inventer une cuisine véritablement locale, caraïbe, créole, il fallait une société indifférente aux nationalités, aux croyances et aux origines; ce fut l’aventure même de la flibuste.

Pour avoir trop souffert en leur existence précédente, sur les navires des marines royales, obligés d’ingurgiter des aliments avariés pendant que capitaines et officiers dégustaient volailles et rôtis, les flibustiers, une fois maîtres de leur destinée, se rassasièrent tant et plus des aliments les plus divers qu’offraient ces latitudes. Ils furent les plus inventifs manieurs d’épices qui soient et ils inventèrent la boucane, reprenant à leur compte les techniques des Indiens pour fumer et griller la viande: au fil du XVIe siècle, les activités de contrebande des flibustiers français et anglais devinrent telles dans les criques de Saint-Domingue que les autorités espagnoles, pour garantir leur monopole sur les colons, en vinrent à regrouper leurs administrés de gré ou de force sur une moitié de l’île, laissant l’autre à l’abandon. Retournés à l’état sauvage, bovins et porcs y proliférèrent, bientôt chassés par des marins sédentarisés, des planteurs sans le sou et autres déserteurs de la Royale. Ces marginaux développèrent alors une véritable communauté, basée sur la chasse des bœufs et des cochons, faisant commerce des peaux et cuirs, faisant fumer la viande à la manière des indiens, en fines lanières posées sur des claies au-dessus d’un feu de bois vert. Ces viandes boucannées étaient ensuite vendues aux flibustiers de passage. Parfois les boucaniers profitaient d’un navire pirate pour reprendre le métier, ou au contraire des flibustiers désireux de se poser un moment se convertissaient en boucanier. Avec le temps, flibustiers et boucaniers ne firent plus qu’un grand peuple, sous la bannière des “Frères de la Côte”, comme ils se nommèrent eux-mêmes.

On l’aura compris, chaque instant de la vie flibustière semble prétexte à libations et orgies, à fêtes extravagantes et buffets gargantuesques. Comme si chaque doublon pris à l’Espagnol devait être dépensé au plus vite, brûlé, oublié; pour recommencer au plus vite? De là l’idée que cette course frénétique aux trésors n’était peut-être pas si capitale que cela finalement: l’objet véritable de la quête des pirates devait être ailleurs; dans une insatiable soif de liberté, un incontrôlable goût d’aventure, un besoin inextinguible de recommencer une autre vie, de refaire un nouveau monde, meilleur, sans contrainte, au prix de tous les excès.

Aujourd’hui, dans un désir de mieux connaître cette formidable épopée, tenter de retrouver les saveurs culinaires de la flibuste fait partie du jeu. Bien entendu certains ingrédients ou tours de main sont perdus ou difficiles d’accès, mais qu’à cela ne tienne: il existe des produits de substitution et puis, de toute manière, la cuisine est avant tout une affaire d’imagination!