Les Garifunas: épopée du Venezuela au Bélize

Peu de temps avant I'arrivée de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde, des Indiens caribes originaires du bassin de l'Orénoque, dans le Venezuela actuel, commencèrent a émigrer vers le nord. Portés par les courants et les vents dominants, ils débarquèrent sur I'île de Saint-Vincent (alors Yurumein). Ils y restèrent, après avoir vaincu les Indiens arawaks qui peuplaient déjà l'île, et entamèrent une existence fondée sur la pêche et l'agriculture de base, se donnant le nom de Carífunas, mot qui proviendrait de la racine arawak karina signifiant «mangeur de manioc». Christophe Colomb, dans son Journal, altéra ce nom en le transformant en caribales, d'où viennent I'anglais cannibal et le français «cannibale».

En 1635, des navires négriers firent naufrage au large de l’île Saint-Vincent. Les Caraïbes permirent aux Africains de s’établir sur leur île. La nouvelle s’était répandue dans les Antilles qu’une île – Yurumein – était un «paradis» pour les esclaves marrons, les rescapés de négriers naufragés et les esclaves enlevés aux Espagnols ou aux Hollandais. La plupart des réfugiés épousèrent des Caraïbes, ce qui créa un peuple, appelé en français Caraïbes noirs (en anglais: Black Karibs; en espagnol: Caribes Negros), par opposition aux Arawaks appelés traditionnellement par les Français Caraïbes rouges (par allusion aux «Peaux-Rouges du Canada); en anglais et en espagnol, les autochtones sont associés aux Asiatiques, d'où le nom de Yellow Karibs en anglais et de Caribes Amarillos (jaunes) en espagnol. Les Caraïbes noirs ou Garifunas se métissèrent, puis adoptèrent non seulement la langue des Caraïbes rouges, mais également leur culture et leur mode de vie. A l'époque, comme aujourd'hui sur toute la côte caraïbe de l'Amérique centrale, les Garifunas ressemblaient donc à des Africains de l'Ouest, parlaient avec l'accent de l'Afrique de l’Ouest, dansaient sur de la musique de l'Afrique de l'Ouest. Mais la langue qu'ils parlaient était amérindienne, les chants qu'ils chantaient venaient de l'Orénoque et ils préparaient leur nourriture selon les traditions caraïbes.

En 1660, un traité franco-anglo-caraïbe garantit aux Caraïbes l’entière propriété des îles de la Dominique et de Saint-Vincent. Mais la tension finit par monter entre Caraïbes noirs et Caraïbes rouges, au point que les deux peuples divisèrent l’île Saint-Vincent en 1700: les Noirs à l’est, les Rouges à l’ouest. En réalité, ce fut le gouverneur de la Martinique qui décréta que la moitié est de Saint-Vincent serait attribuée aux Noirs et la moitié ouest aux Rouges. Craignant sans doute la domination des Caraïbes noirs et la mainmise des Anglais, les Caraïbes rouges autorisèrent les Français à établir des colonies en 1719. Ceux-ci envoyèrent des missionnaires chez tous les Caraïbes et finirent par établir des relations relativement pacifiques avec les deux peuples caraïbes de l’île. Décimés par les guerres et les maladies, les Caraïbes rouges finirent par disparaître, laissant les Caraïbes noirs comme les uniques héritiers de leur langue et de leur culture.

Puis, entre 1763 et 1782, Britanniques et Français se disputèrent le contrôle de Saint-Vincent, bien que le traité de Paris de 1763 avait reconnu les îles Saint-Vincent et la Dominique comme des îles «neutres». Les Britanniques tentèrent à plusieurs reprises d’occuper Saint-Vincent, mais les Caraïbes noirs se révélèrent de forts bons guerriers et réussirent à les repousser; ils infligèrent même une cuisante défaites aux Anglais qui durent leur reconnaître le droit d’exister comme «nation indépendante».

Mais, en 1782, le traité de Versailles accorda aux Anglais la possession de l’île Saint-Vincent; les Caraïbes ou Garifunas furent alors livrés à leurs pires ennemis. Les Britanniques fondèrent des plantations de canne à sucre et firent venir des esclaves africains pour y travailler, mais les Français encouragèrent les Garifunas à s’opposer à la colonisation britannique. En 1796, unis sous le commandement de leur chef, Joseph Chatoyer, les Garifunas repoussèrent les Britanniques le long de la côte ouest vers Kingstown (capitale de St-Vincent, à ne pas confondre avec la jamaïquaine Kingston!). Lorsque, quelque temps après, Chatoyer fut tué dans un combat singulier par un Anglais et que les Français durent laisser tomber leurs alliés, les Garifunas furent définitivement vaincus. Les soldats anglais et des miliciens locaux les pourchassèrent, brûlant leurs récoltes, leurs maisons et leurs pirogues, et seules quelques centaines d'entre eux échappèrent au massacre. Près de 5'000 furent faits prisonniers, près de la moitié moururent de «fièvre maligne» et le reste fut jeté à fond de cale des navires de guerre britanniques pour être déportés, comme l'avaient été leurs ancêtres africains un siècle et demi plus tôt.

Les Britanniques ne pouvaient accepter que des Noirs soient libres sur l’île vaincue et qu’ils continuent de vivre parmi eux, comme des Blancs. Comme c’était la coutume anglaise à l’époque, il fallait liquider les populations jugées indésirables.

Le 15 juillet 1796, Henry Dundas, le secrétaire d’État britannique à la guerre, ordonna au major-général Sir Ralph Abercromby de transporter les 4300 prisonniers garifunas sur l’île déserte de Baliceaux dans les Grenadines, en attendant qu’une décision soit prise sur leur sort. Mais là, la moitié d'entre eux mourut de la fièvre jaune en raison des mauvaises conditions de détention et d'alimentation. Pendant ce temps, les Britanniques continuèrent la chasse et détruisirent toutes les cultures de façon à affamer les survivants.

Afin d’empêcher toute nouvelle résistance, le gouvernement britannique décida finalement de déporter la plupart des Garifunas. Le 26 octobre 1796, il fit embarquer sur des bateaux 5'080 d’entre eux et les fit larguer sur Roatán, petite île au large des côtes du nord du Honduras, après avoir chassé la garnison espagnole qui occupait l’endroit. Les Garifunas qui étaient restés à Saint-Vincent furent conduits dans des colonies pour travailler dans le nord de l’île (où leurs descendants demeurent toujours).

Les Garifunas ne restèrent pas plus d’une décennie sur Roatán. En bons navigateurs, ils se fabriquèrent des pirogues, puis se dispersèrent sur les côtes du Belize, du Honduras et du Nicaragua. Par ailleurs, la garnison espagnole de Trujillo, sur le continent hondurien, en face de Roatán, invita les Garifunas à venir s'installer et travailler avec eux. Ce qu'ils firent, prospérant paisiblement et se taillant une réputation de bons travailleurs, dotés d'une solide santé face aux maladies tropicales de la côte qui décimaient les Européens et les Indiens indigènes venus de l'intérieur. Mais tout comme ils s'étaient alliés aux Français contre les Anglais victorieux, les Garifunas choisirent de nouveau le mauvais bord quand la guerre fit une nouvelle fois irruption dans leur vie.

À la fin des années 1820, en effet, l'Amérique centrale avait arraché son indépendance à l'Espagne. Francisco Morazan régnait sur la région comme président d'un État fédéré. Mais les monarchistes espagnols n'avaient pas renoncé à leurs rêves; lorsqu'ils cherchèrent à reconquérir leurs territoires perdus, ils recrutèrent les Garifunas comme fantassins. Ils furent défaits, et quand Morazan accusa toutes les troupes rebelles de trahison, les Garifunas eurent peur du châtiment. Ils quittèrent Trujillo pour fuir vers l'est, dans le pays reculé des Indiens mosquitos, et vers le nord, au Guatemala et au Belize. Ce dernier bouleversement fixa les frontières actuelles de leur existence. Ceux qui vivent aujourd'hui au Belize parlent anglais en seconde langue, alors que ceux du Guatemala et du Honduras parlent l'espagnol. Mais tous parlent le Garifuna, tous ont choisi des sites à moins de cent mètres de la plage pour bâtir leurs villages et tous partagent un héritage dont ils sont extrêmement fiers. C'est un héritage d'immenses souffrances, d'épreuves, de convulsions et de déracinements incessants, qui rend leur survie remarquable et qui a forgé un sentiment de solidarité au-delà de trois frontières nationales.

Beaucoup des descendants des Garifunas vivant aujourd’hui en Amérique centrale ont conservé leur langue et leur culture, mais ceux qui, au XXe siècle, se sont réfugiés aux États-Unis (plus de 100'000) ont perdu définitivement leur langue, comme d’ailleurs les descendants des Garifunas qui étaient restés aux îles Saint-Vincent et Dominique. On estime à quelque 500'000 personnes associées culturellement aux Garifunas. On en trouve aux États-Unis (notamment New York, La Nouvelle-Orléans, Los Angeles et Miami), à Saint-Vincent, à la Dominique, en Martinique, au Mexique, au Belize, au Guatemala, au Honduras et au Nicaragua.

La langue de ceux qu’on appelle aujourd’hui les Garifunas est restée une langue à base d’arawak, avec des mots d’origine africaine (surtout yorouba), française, anglaise et espagnole. C’est là l’héritage linguistique des guerres qui se sont déroulées contre les différents envahisseurs européens. Seule une minorité – peut-être 150'000 – parleraient encore la langue ancestrale venue des Arawaks.

De façon générale, le taux de scolarisation demeure faible chez les Garufinas. On estime qu'environ 72 % de la population est illettrée ou semi-illettrée.  Non seulement il n'existe pas assez d'écoles pour eux, mais il manque aussi des enseignants et des manuels, sans compte que les gouvernements concernés ne font pas beaucoup d»'efforts pour sauvegarder cette culture. Beaucoup d'enfant délaissent leurs études entre la troisième et la sixième année du primaire. Seulement 10 % des Garifunas qui réussissent leur primaire poursuivent au secondaire. Les Garifunas qui s'expatrient aux États-Unis adoptent l'anglais et la langue ancestrale se perd.

Reste que s'ils n'ont pas réussi à devenir une nation libre et indépendante, les Garifunas forment aujourd'hui un ensemble de petites communautés minoritaires possédant sa langue et son identité propres. Depuis leur passage à Saint-Vincent, ils sont fiers de se différencier des autres Noirs dont les ancêtres ont été jadis réduits en esclavage. Car ces survivants de la traite des Noirs du XVIIe siècle n'ont jamais été vendus comme esclaves. En effet, bien qu'ayant été capturés en Afrique, ils n'avaient jamais travaillé pour un maître blanc avant d'entreprendre leur épopée! Et à leurs yeux, cela reste essentiel...

Pour en savoir encore plus

Retour en haut de page:

En cliquant ici, je certifie que je veux continuer à me ravager le cerveau en restant sur ce site merveilleux!