Le personnage est fascinant. Sa beauté, son mystère, sa nonchalence, en font l'un des héros les plus captivants de la bande dessinée. Rebelle et anarchiste, Corto Maltese traverse l'Histoire et ses histoires comme un passager clandestin. Au coeur d'un monde bien à lui, peuplé de mythologies, de trésors, de camarades, de femmes et de piraterie, il est le marin "gentilhomme de fortune", il est l'aventure et le rêve.
Biographie d'un héros

Corto Maltese est né le 10 juillet 1887 à La Valette (Malte), d'un père marin britannique originaire des Cornouailles et d'une mère gitane, dite "la niña de Gibraltar", née à Séville. Corto Maltese est donc comme son père sujet britannique. Il réside officiellement à Antigua, aux Antilles, mais la seule demeure qu'on lui connaisse se situe à Hong-Kong.
Grâce à la version "roman" de la Ballade de la mer salée (Corto Maltese, Editions Denoël, 1996) on en sait plus sur la jeunesse de Corto, notamment à Cordoue, où à l'âge de 10 ans il habite le quartier juif. Les premières pages du roman relatent cette anecdote : lorsque qu'une amie de sa mère, Amalia, entreprend de lire l'avenir du garçon dans le creux de sa main, elle s'aperçoit qu'il lui manque la ligne de chance. Pas de quoi impressionner le jeune Corto, qui prend le rasoir de son père, et "dessine un long sillon profond". Une ligne qui marquera donc une chance qui ne le quittera plus.
Au cours de
l'été 1900, Corto Maltese fait un premier séjour en Chine, en pleine guerre des Boxers (juin-août 1900). Son premier fait d'arme: la destruction d'un canon. Il a 13 ans. On le retrouve en Mandchourie vers la fin de l'année 1904, durant la guerre russo-japonaise (février 1904-septembre 1905). Il devient l'ami de Jack London, alors correspondant de guerre. Il rencontre aussi pour la première fois le dénommé Raspoutine, déserteur de l'armée du tsar, avec lequel il embarque pour l'Afrique à la recherche de mines d'or en Ethiopie (La Jeunesse). Mais une mutinerie éclate à bord, et c'est en Argentine que les deux hommes arrivent.
Nous sommes en
1905, en Patagonie, Corto et Raspoutine rencontrent Butch Cassidy, Sundance Kid et Etta place, les célèbres hors-la-loi recherchés aux Etats-Unis. Puis, en 1907, Corto est en Italie, à Ancône, où il croise un certain Djougatchvili, plus tard connu sous le nom de Staline, mais pour l'heure modeste portier de nuit dans un hôtel. Un contact qui le sortira sans dommage d'un mauvais pas, 14 ans plus tard, dans La maison dorée de Samarkand.
Retour en Argentine en
1908, où il retrouve Jack London. Entre 1908 et 1913 Corto fait escale à Marseille, à Tunis, aux Antilles, à la Nouvelle-Orléans, en Inde et de nouveau en Chine. D'après Juan Antonio de Blas, un spécialiste de l'oeuvre d'Hugo Pratt, Corto est en 1910 officier en second sur le Bostonian, un navire qui fait route de Boston à Liverpool. A bord, Corto prend la défense de John Reed, futur dirigeant de l'international communiste, alors jeune mousse, accusé par le capitaine du bateau d'avoir provoqué la mort d'un autre mousse. Corto parvient à innocenter Reed au moment de son procès. Il est dès lors inscrit sur la "liste noire" des capitaines.
Voilà donc Corto devenu pirate. Il travaille en
1913 pour le compte du mystérieux "Moine" et parcours le Pacifique Sud. Mais l'équipage de Corto se mutine et il est abandonné en pleine mer, crucifié sur une planche. Le lendemain il est recueilli par Raspoutine, lui-même membre de l'organisation secrète du Moine. C'est le début de la Ballade de la mer salée, et c'est aussi la première apparition de Corto Maltese dans l'oeuvre d'Hugo Pratt.
Sur l'île imaginaire d'Escondida (169° de longitude ouest et 19° de latitude sud) – voir la page Info-news de Margarita – Corto Maltese et ses compagnons apprennent de la bouche du Moine le début de la guerre en Europe. Commence alors un traffic louche au profit de l'Allemagne. Le voyage initiatique de Pandora et Caïn, avec Tarao, n'en finit pas. L'histoire s'achève par la mort chevaleresque du capitaine Slütter. Et un jour quelconque de janvier 1915, Corto Maltese et Raspoutine quittent Escondida, en direction de l'île Pitcairn.
Début des aventures sud-américaines. En
1916, Corto Maltese, en compagnie du professeur Jeremiah Steiner de l'Université de Prague et du jeune Tristan Bantam, se balade successivement à Paramaribo, Saint-Laurent-du-Maroni, Salvador de Bahia, au Brésil et à l'embouchure de l'Amazonie. En 1917 il est à Saint-Kitts, aux Antilles, au Honduras-Britannique (Belize), à Maracaibo au Venezuela, au Honduras, à la Barbade, sur le delta de l'Orénoque et dans la forêt amazonienne péruvienne. Des aventures compilées dans Sous le signe du Capricorne et Corto toujours un peu plus loin.
Corto traverse l'Atlantique et achève l'année
1917 en Europe. Les Celtiques débutent à Venise. Puis c'est la mer Adriatique pendant la bataille de Carporetto (24 octobre 1917), Dublin dans une Irlande en lutte pour l'indépendance et Stonehenge, en Angleterre, au milieu des fées et des corbeaux bavards. Au printemps 1918 Corto est en France où il assiste à la fin du Baron rouge, abattu dans le ciel de Vaux-sur-Somme.
Lorsque les Ethiopiques débutent un mois plus tard, Corto Matese est au Yémen. Cush, le guerrier Danakil, fait alors son apparition. Puis il passe en Somalie britannique avant de retourner en Ethiopie et repartir en Afrique orientale allemande sous la domination des Hommes-léopard.
C'est à Hong-Kong, chez lui, (il habite un quartier "là où se trouvent plein de voleurs et de jolies femmmes") que Corto apprend la fin de la guerre, le 11 novembre
1918. Raspoutine est là aussi, élégant dans son imperméable, impatient de vivre de nouvelles aventures. C'est le début de Corto Maltese en Sibérie. Mandatés par une société secrète chinoise, les Lanternes rouges, ils partent ensemble à la recherche du trésor fort convoité de la famille impériale russe. S'en accaparer ne sera pas aisé, car l'or circule dans un train blindé, celui de l'Amiral Kolchak.
En
1919, Corto arrive à Shangaï, puis dans la région des trois frontières, aux confins de la Mandchourie, de la Mongolie et de la Sibérie. Une zone particulièrement trouble à cette époque, où s'affrontent les bolcheviks et les troupes de la Russie blanche, soutenues par les puissances occidentales. Corto rencontre Von Ungern-Sternberg, le baron fou, toujours à la recherche de ses gloires et de ses folies. Après la destruction du train du général Tchang en février 1920, il regagne Honk-Kong.
Corto Maltese fait escale à Venise en
1921 pour une histoire à la façon d'une pièce de théâtre: Fable de Venise. Et comme de Venise à Rhodes, il n'y a que la Méditerrannée à traverser, Corto arrive donc dans l'île de la mer Egée à l'automne. C'est le début d'un nouveau périple à travers l'Asie, qui le mènera des côtes turques aux montagnes afghannes. Pendant près d'un an, Corto part à la recherche du trésor d'Alexandre le Grand. Il débarque à Adana, traverse la Turquie jusqu'à Van, sillonne l'Azerbaïdjan. Là, arrêté par des soldats de l'Armée rouge, il manque d'être fusillé par un commissaire du peuple un tantinet expéditif. Mais un coup de fil à Staline le sauvera. Ensuite Corto traverse la mer Caspienne de Bakou à Krasnovodsk. Puis il rejoint Raspoutine dans l'émirat de Boukhara. Au Tadjikistan, les deux hommes sont témoins de la mort d'Enver Pacha, le 4 août 1922. Pour finir, ils gagnent l'Afghanistan où ils entrevoient (une hallucination ?) le trésor tant recherché. La maison dorée de Samarkand prend fin alors que Corto et Raspoutine s'apprêtent à franchir la frontière avec le Pakistan en compagnie d'une colonne de soldats britanniques.
Juin
1923, Corto Maltese est en Argentine. Dans Tango il enquête sur la disparition de Louise Brookzowyc, rencontrée dans Fable de Venise. Il devra se méfier de l'organisation "Warsavia", un réseau de prostitution pour lequel la jeune femme travaillait.
En
1924, Corto Maltese se promène dans les cantons suisses. C'est les Helvétiques. Avec le professeur Steiner il se rend à Montagnola chez l'écrivain Herman Hesse. Malgré son scepticisme, Corto est confronté à l'imagination suisse. En songe, il boit le philtre de Paracelse et devient immortel. Mais est-ce vraiment un songe ?
C'est en
1925 que Corto Maltese, à l'invitation de Levi Colombia, part avec Raspoutine à la recherche de l'Atlantide, le continent .
Décembre
1928, Corto est à Harar en Ethiopie en compagnie du romancier Henry de Monfreid et du paléontologue et théologien Teilhard de Chardin. Une aquarelle de Hugo Pratt parue dans la revue Corto l'atteste. En 1936 il s'engage dans les Brigades internationales et participe à la dernière des aventures romantiques, la guerre d'Espagne. En 1941, Cush, dans les Scorpions du désert, raconte : "Il paraît qu'il a disparu pendant la guerre d'Espagne". Mais disparaître ne veut pas dire mourir...
D'ailleurs Corto n'est pas mort pendant la guerre d'Espagne. Le lecteur pouvait s'en douter car dans l'introduction de la Ballade de la mer salée on peut lire une lettre datée de
1965 qui cite une autre lettre, antérieure, signée Pandora. On y apprend que Corto et Tarao vivent à ses côtés, et qu'ils sont considérés par ses enfants comme des "oncles". Pandora décrit Corto accablé par la mort de Tarao, "assis seul dans le jardin, les yeux éteints, face à la grande mer qui fut sienne".

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Les albums (Les années de parution des planches de Corto Maltese)

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1967 – La Ballade de la mer salée. Première parution mondiale en Italie dans la revue gênoise St Kirk de juillet 67 à février 69. En France, dans France-Soir, du 3-7-73 au 16-1-74. (N&B). Album Casterman en 1989, réédition de luxe en couleurs par Patrizia Zanotti en 1991. Edition de poche, J'ai Lu, 1987.
1970 – Sous le signe du Capricorne. Première parution mondiale en France dans Pif d'avril 1970 à novembre 1973. (N&B). Album Casterman, 1979. Edition de poche, J'ai Lu, 1988. Editions couleurs Suite caraïbéenne (Casterman, 1990), avec les épisodes 1 à 3 et Sous le drapeau des pirates (Casterman, 1991) épisodes 4 à 6.
1970-71 – Corto toujours un peu plus loin. Paru pour la première fois dans Pif, de novembre 1970 à juillet 71. (N&B). Album Casterman, 1979. Edition de poche, J'ai Lu, 1989.
1971-72 – Les Celtiques. Paru pour la première fois dans Pif, (23-9-71 au 27-7-72). (N&B). Album Casterman, 1980. Edition de luxe avec aquarelles reprenant les épisodes 3, 4 et 6 en 1981. Edition de Poche, J'ai Lu, 1990.
1972-73 – Les Ethiopiques. Paru en France dans Pif du 31 août 72 au 25 avril 1973. (N&B). Album Casterman, 1978. Edition de luxe avec aquarelles, 1980. Format poche, J'ai Lu, 1991.
1974-75 – Corto Maltese en Sibérie. Première parution mondiale en Italie dans Linus.(N&B). Album Casterman, 1979. Edition de luxe, 1982.
1977 – Fables de Venise. Paru pour la première fois en Italie dans l'Europeo du 3 juin 1977 au 23 décembre 1977, version en couleurs. Parution en France en 1979 dans (A Suivre) en version noir et blanc. Album Casterman, 1981. Version en couleurs, 1984.
1980 – La Maison dorée de Samarkand. Paru simultanément en France dans (A Suivre) et en Italie dans Linus, (N&B). Album Casterman, 1986. Couleurs, 1992.
1981 – La Jeunesse. Version couleur de Patrizia Zanotti. Paru en France dans le quotidien Le Matin de Paris du 5/08/81 au 01/01/82. (N&B). Album Casterman en couleurs avec aquarelles, 1985.
1985 – Tango. Première parution en Italie dans la revue Corto Maltese. (N&B). Album Casterman, 1987.
1987 – Les Helvétiques. Couleurs de Patrizia Zanotti. Paru en Italie dans la revue Corto Maltese de mars à août 1987. Album Casterman, 1988.
1988 – . Couleurs de Patrizia Zanotti. Paru en Italie dans Corto Maltese de décembre 1988 à juin 1989 pour la première partie et de janvier à septembre 1991 pour la seconde. Album Casterman, N&B et couleurs, 1992.

Restent à noter la parution des romans de Pratt chez Denoël et des nombreux livres documentaires sur Corto Maltese ou son créateur, comme un guide de Venise, des entretiens ou encore un album GEO qui propose des reportages liés aux lieux visités par Corto. On ne parlera pas du film La cour secrète des arcanes, dessin animé pas mauvais mais fort peu convaincant...A noter

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Biographie d'un auteur

1927 – Naissance d'Hugo Pratt le 15 juin à Rimini en Italie. Il passe son enfance à Venise.
1937 – Il rejoint son père parti travailler en Ethiopie, alors nommée Abyssinie, colonie italienne.
1941 – Son père l'enrôle dans la police coloniale chargée de réprimer les indépendantistes abyssins. En mai il assiste à l'entrée à Addis-Abeba des troupes de l'empereur Hailé Sélassié et du colonel Wingate. Il est fait prisonnier et conduit dans un camp avant d'être rapatrié en Italie par un cargo de la Croix-Rouge.
1944 – De retour à Venise, sous controle allemand, il est arrêté par les SS qui le prennent pour un espion sud-africain. Il est contraint de s'engager dans la police maritine du Reich mais il réussit à s'échapper et passe du côté des Alliés. Il devient interprète, puis responsable de l'organisation des spectacles pour les soldats.
1945 – Hugo Pratt débute sa carrière de dessinateur dans la revue Albo Uragano créée par Mario Faustinelli. Elle prend en 1947 le nom de Asso di Picche (L'As de Pique). Y travaillent des dessinateurs influencés par les comics américains.
1949 – L'As de Pique est repris en Argentine dans le revue Salgari, son directeur invite Pratt et Faustinelli à venir travailler sur place. Pratt sillone la Pampa, se lie d'amitié avec le jazz-man Dizzy Gillepsie, chante dans un orchestre... Mais surtout, il dessine plusieurs milliers de planche: Juglemen, création de St Kirk, Ernie Pike, Ticonderoga.
1953 – Il épouse à Venise Gucky Wogerer, d'origine Yougoslave. Ils ont deux enfants, Lucas et Marina, mais divorcent en 1957. Par la suite il se mariera au Mexique avec Anne Frognier (elle servira de modèle à Ann de la Jungle), ils auront un garçon et une fille, Giona et Silvina. Ils se sépareront au début des années 70.
1959 – Jusqu'à lors essentiellement dessinateur, Hugo Pratt se décide à écrire lui même les scénarios notamment pour Ann de la Jungle.
1960 – Il habite Londres et réalise des bandes-dessinées de guerre pour l'agence Fleetway Publications.
1962 – Retour en Italie, la crise économique argentine ne facilitant pas le travail des dessinateurs. Pratt dessine dans le journal pour enfants Corriere dei Piccoli. Il retourne souvent en Amérique du Sud. Ainsi au Brésil il a une fille avec une métisse et un fils après un séjour chez les indiens Xavantes.
1967 – Lancement à Gênes de la revue Sgt. Kirk fondée avec Florenzo Ivaldi, bédéphile ayant fait fortune dans l'immobilier. Paraissent alors les premières planches de la Ballade de la mer salée.
1969 – Pratt rejoint la rédaction du journal français pour enfants Pif. Il décide de réutiliser en 1970 le personnage de Corto Maltese, qui n'était pas le protagoniste principal de La Ballade. C'est le point de départ de son succès, surtout en France.
1970 – Pratt s'installe donc à Saint-Germain en Laye, puis à Paris. A la fin des années 70 les ventes de ses albums deviennent considérables.
1983 – Il écrit Un été indien pour Manara .
1984 – Lancement d'une nouvelle série, Cato Zoulou. Il s'installe à Grandvaux en Suisse dans une maison suffisamment vaste pour contenir ses 30'000 livres.
1987 – Réalisation des Scorpions du désert. Hugo Pratt est déjà un phénomène culturel, un mythe. Des expositions, de nombreux articles lui sont consacrés. Grâce à lui, la bande dessinée commence à être prise au sérieux, à devenir un art. Il figure dans les encyclopédies, et son oeuvre fait l'objet de travaux universitaires.
1995 – Décés le 20 août à Pully près de Lausanne des suites d'un cancer de l'intestin .

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Hommage à Hugo Pratt

«Dimanche soir dernier, j'allume la télévision et j'apprends qu'Hugo Pratt est mort. C'était un ami même si nous nous voyions rarement et mes divers articles à son sujet lui avaient plu. En fait, j'ai la sensation que tout ce que pourrais écrire maintenant je l'ai déjà dit, mais il n'est nul besoin d'être original à tout prix quand on se souvient d'un ami disparu. Ma contribution ressemble à un "crocodile" - et je pense qu'il aurait apprécié ce terme technique par lequel les journalistes italiens désignent une nécrologie préparée du vivant de la célébrité en question, puisqu'il s'agit d'un animal exotique, évocateur de fleuves somnolents ou de savanes, sous le soleil des tropiques...
Pratt est vite devenu un personnage culte. Il y a une vingtaine d'années, ce chercheur sérieux, rigoureux, pétri de formules mathématiques et de références kantiennes qu'est Jean Petitot était venu faire une conférence à Bologne et j'avais mentionné par hasard que Pratt se trouvait dans un hôtel du centre. Son visage s'était illuminé: pouvait-il rencontrer le grand Pratt ? Un peu comme s'il s'agissait de Corto Maltese en personne. Et on a passé une plaisante soirée au bar. Petitot était ravi. Pratt était déjà un mythe, surtout en France. Un journaliste m'a téléphoné quelques minutes après la diffusion de la nouvelle et dans l'émotion du moment, je n'ai pu lui dire qu'il était "le Salgari de notre siècle", à ceci près : il y a une curieuse différence entre les grands écrivains (ceux dont l'opinion commune dit qu'ils écrivent bien) et le créateurs de mythe dont l'écriture peut-être médiocre. Dumas était à mi-chemin: les Trois mousquetaires sont écrits dans un style sec, précis pas un mot en trop, ni en moins. ça n'est pas A la recherche du temps perdu d'accord, mais s'ils avaient été écrits dans le même style ils auraient été insupportables (et vice et versa). (...) Ils découlent tous du même archétype, celui du Justicier Eternel dont le prototype est le comte de Monte Cristo. On peut créer des archétypes en écrivant au fil de la plume (au point de se demander si un récit est obligatoirement une question de littérature - le concept de la littérature est assez moderne, celui du mythe est éternel).
(...) Contrairement à Salgari, Hugo Pratt écrivait bien. La Ballade de la mer salée peut-être lue, relue et regardée (puisque Pratt écrivait en bulles). Le plaisir des mots et des images se renouvelle à chaque fois. Les bavures sont rares ou inexistantes mais je distinguerais un Pratt première manière au style un peu chargé, un Pratt deuxième manière (pour moi le meilleur) plus profond et stylisé, enfin un Pratt troisième manière où la stylisation et la complaisance du dessin dominent pour devenir "manière" justement. En tout cas, deux générations au moins de ce siècle auront en mémoire les grands mythes créés par Pratt. Formidable narrateur avant d'être dessinateur (mais aurait-il été narrateur s'il n'avait pas été dessinateur ?) compréhensible par tous malgré sa grande culture où affleurent les références littéraires, mythologiques, ethnographiques... un artiste complexe.
J'en terminerai avec ce dernier épisode: lors d'une exposition de Pratt à Milan, j'avais amené ma fille, encore très jeune mais déjà très amateur des histoires de Corto Maltese, pour lui faire rencontrer l'auteur. A un moment donné, elle me prit à part pour me murmurer "mais Corto Maltese c'est lui !" Seuls les enfants comprennent que le roi est nu. Corto Maltese est longiligne, émacié, athlétique, d'une grâce "art nouveau", virilement efféminé. Pratt était plutôt petit, trapu, tendant à l'embonpoint, avec un visage plutôt lourd. Mais ce jour là, je l'ai bien regardé de profil, à contre jour: oui, c'était bien Corto Maltese. Toute sa vie il s'est raconté, tel qu'il aurait aimé être. Tel qu'il aurait aimé être il restera, je l'espère, dans nos mémoires.»

Umberto Eco
Article paru dans l'Espresso, le 4 septembre 1995.

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