Après avoir raté Mikhaïlov, la justice genevoise veut la peau de Borodine
Le cuisant échec subi contre l’ex-présumé mafieux Sergueï Mikhaïlov n’a pas refroidi Bernard Bertossa, qui poursuit sa croisade contre le grand banditisme russe avec, cette fois, Pavel Borodine en point de mire.
Ancien intendant du Kremlin et actuel secrétaire de l’Union Russie-Bielorussie. Pavel Borodine a été arrêté le 17 janvier à New York sur demande du parquet genevois. Il y restera jusqu’à son extradition, si elle est prononcée par la justice américaine, puisque l’appel interjeté par ses avocats contre le refus d’une liberté sous caution a été rejeté jeudi dernier. La justice suisse, par l’entremise du procureur général de Genève Bernard Bertossa, reproche au Russe d’avoir blanchi de l’argent (plus de 40 millions de francs) illégalement perçu.
A l’époque des faits incriminés Pavel Borodine, alors en charge de l’intendance du Kremlin, a en effet attribué des contrats de rénovation à deux entreprises tessinoises, Mercata et Mabetex, et touché des commissions au passage. Cela il ne le nie pas. Ces commissions n’ont d’ailleurs rien d’illégal en soi, pour autant que leur montant ait été reversé à l’Etat russe. Et c’est là que les parties ne sont plus d’accord: pour Bernard Bertossa l’argent est resté dans la poche de Boro-dine, tandis que pour ce dernier rien n’est plus faux.
Cette version des faits a déjà remporté l’adhésion de la justice russe, qui a récemment classé l’affaire, mais aussi de la cham-bre d’accusation genevoise, qui vient de dégeler les comptes bancaires de Mercata, estimant insuffisantes les charges retenues. Pour Bernard Bertossa cela ne pose pourtant pas de problème majeur. Rencontre.
Devant ce double désaveu de la politique du Parquet, comment justifiez vous la poursuite de la procédure?
Poursuivre l’enquête ressort de notre devoir. Il faut se rappeler que nous agissons sur la demande de la justice russe qui avait, par le biais de son ancien procureur Skouratov, émis ses soupçons dans cette affaire. Si la Russie estime aujourd’hui qu’il n’y a plus de doute, ça la regarde... Un pays aussi riche, à la classe dirigeante pas trop regardante au niveau de la démocratie afin de pouvoir profiter de ces richesses, prend les décisions qu’il veut. Reste pour nous l’obligation d’enquêter afin de découvrir s’il y a crime ou non sur notre territoire. D’autre part, la chambre d’accusation décide ce qu’elle veut, cela ne représente qu’une partie de la justice. Sa décision ne nous empêche pas de juger et, le cas échéant, de condamner.
Borodine affirme qu’il n’a jamais eu de compte à son nom en Suisse et que cet argent n’a donc pas pu lui être versé en propre. Avez-vous la preuve du contraire?
Il n’a pas besoin d’avoir un compte à son nom pour toucher cet argent...
Mais en avez-vous la preuve?
Le dossier contient des preuves suffisantes que l’argent a été versé sur des comptes dont l’ayant droit économique est Monsieur Borodine.
A la mi-avril la justice américaine devrait décider ou non de son extradition. Qu’allez-vous faire ensuite?
Si l’extradition de Monsieur Borodine est prononcée, il peut accepter ou refuser cette décision. S’il accepte c’est juste une question de calendrier à mettre en place. Dans le cas contraire, les nombreux recours possibles peuvent encore faire traîner quelques mois son transfert. La suite de la procédure dépend de lui et de ses réponses, la question étant de savoir s’il a profité de ses fonctions officielles pour s’enrichir personnellement. S’il peut nous prouver le contraire, que sa signature a été imitée ou qu’il a reversé ses commissions à la Russie, alors tant mieux pour son pays et rien ne sera retenu. Dans le cas contraire, il sera bien entendu jugé.
Le juge Devaud, en charge de l’affaire, se dit mécontent du manque de collaboration des Russes. Qu’en pensez-vous?
Si les Russes ne veulent pas collaborer ce n’est pas grave, je me sens parfaitement à l’aise face à ça. Pour l’instant Monsieur Borodine n’est pas condamné: nous avons simplement un dossier qui met en lumière des charges suffisantes pour demander sa comparution. Si un procureur ne devait agir que s’il a la certitude de la culpabilité d’un accusé, ce ne serait pas possible. S’il y a probabilité d’une infraction, son rôle est de faire la lumière, quitte à découvrir qu’il n’y a pas lieu de juger.
Suite à l’affaire Mikhaïlov, libéré et indemnisé à hauteur de 800’000 francs, n’avez-vous pas peur de vous retrouver avec un dossier vide et un cas similaire?
Les affaires ne sont pas comparables: Mikhaïlov était poursuivi pour participation à une organisation criminelle, ici on parle de blanchiment, ce qui génère des enquêtes plus faciles à mener.
Mais Mikhaïlov a aussi été poursuivi pour blanchiment, pourtant?
Je ne me rappelle pas vraiment des chefs d’accusation car j’avais délégué cette affaire, mais je ne crois pas que le blanchiment ait été retenu. Ou alors pas longtemps.
Récemment la société fribourgeoise Base Metal Trading a dénoncé le consortium Rus-sian Aluminium à la justice américaine pour fraude et blanchiment. Les comptes genevois du consortium ont été bloqués sur cette simple plainte... N’y a-t-il pas une cabale anti-russe qui anime la justice genevoise?
Je ne connais pas le dossier, mais si on dressait la statistique des comptes bloqués par la justice les russes arriveraient derrière certaines autres nationalités. Je rappelle qu’il y a quelques années beaucoup d’affaires avaient trait à l’Italie et que cela n’a pas fait autant de bruit. Pour mémoire, nous avons même poursuivi un ancien premier ministre du nom de Bettino Craxi!
Reste à espérer que le dossier du parquet genevois est aussi bien ficelé que Bernard Bertossa le prétend, car après l’indemnisation record de Mikhaïlov c’est le contribuable genevois qui pourrait commencer à la trouver saumâtre...

Pour ses avocats le dossier est vide
De retour de New York Me Vincent Scolari, le défenseur genevois de Pavel Borodine avec son associé Me Dominique Poncet, se montre plutôt confiant.
La justice genevoise semble s’acharner sur les affaires «rus-ses»; pensez-vous que cela est bien réel, ou le fait du hasard?
Oui c’est certain, il y a bien un syndrome anti-russe actuellement. On peut dire que si un nom russe apparaît dans une affaire, le juge d’instruction se précipite et prend des mesures qu’il ne prendrait probablement pas aussi rapidement sans cela. On a trop parlé de la mafia et les gens sont maintenant sur la défensive.
Dans l’affaire Borodine, Monsieur Bertossa affirme avoir des preuves de sa culpabilité. Que pouvez-vous dire?
Tant que Borodine n’est pas inculpé nous n’avons pas accès au dossier; néanmoins nous avons vu la demande d’extradition, qui ne parle que de «mouvements de fonds», sans plus de précisions. Or dans ce genre d’affaires, il va de soi que plus on a d’éléments et plus on s’en sert. Cela laisse supposer que le dossier n’en contient pas beaucoup plus.
La justice russe a classé l’affaire mais M. Bertossa poursuit sa démarche. Pourquoi?
C’est un non sens évident et la récente décision de la chambre d’accusation de dégeler les comptes de Mercata en est le reflet. Le parquet genevois a agi sur les soupçons de la justice russe. Si celle-ci ne trouve finalement rien à reprocher à Borodine, le dossier suisse ne peut que suivre le même chemin. On ne peut en toute logique pas poursuivre un homme pour avoir blanchi de l’argent propre...
Compte tenu de ces éléments, et du précédent de l’affaire Mikhaïlov, Bertossa court donc au suicide?
Ce n’est peut-être pas du suicide, mais en tout cas de l’acharnement... Il est clair que la position de M. Bertossa est maintenant très difficile à tenir.
Que compte faire M. Boro-dine si son extradition est prononcée par le justice américaine?
Pour l’instant s’y opposer. Néanmoins, le fait que sa demande de mise en liberté sous caution ait été refusée par deux fois les données sont un peu différentes, surtout en ce qui concerne son état de santé; il décidera peut-être d’en finir au plus vite avec la justice suisse.
Si l’extradition est décidée, que se passera-t-il à son arrivée?
Il sera probablement inculpé, puis la chambre d’accusation devra décider si les charges sont suffisantes pour le maintenir en détention. Si l’on considère la politique de la chambre suivie jusque là, on a bon espoir qu’il sera remis en liberté. Ce qui serait bien entendu un nouveau désaveu pour Bertossa. L’instruction suivra alors son cours et le dossier sera remis au procureur, qui décidera s’il juge ou classe l’affaire.

Propos recueillis
par Mikhaïl W. Ramseier