L'épopée de Roger X

Hier soir, dans une nuit tombante, au sortir de chez lui, Roger X. déambulait le long du boulevard Claparède, dans Y, sa ville natale.

Son regard était atone et l'on pouvait deviner un homme meurtri profondément, un être blessé à mort. Il marchait comme les zombies dans ces films d'épouvante, d'un pas hagard, disloqué. Une démarche lourde et mal assurée! Il allait droit devant lui, toujours tout droit, sans se préoccuper de sa gauche ou de sa droite. Comme un automate programmé, il semblait insensible à ce qui l'entourait. Cette attitude fut d'ailleurs la cause de sa perte, car il ne vit pas le pesant semi-remorque qui déboucha sur sa droite et qui le laissa refroidi comme une limace, et plat comme cette feuille de platane.

Très vite il ne resta de lui qu'un petit tas informe et inommable, écrasé sur la chaussée, figé dans le macadam. A dater de ce jour, Roger n'eut même plus le sombre loisir d'avoir l'oeil atone ou la démarche d'un zombie.

Moïse Pacquet

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Un criminel en Alaska

Un jour, un obsédé sexuel sadique et pyromane a mis le feu à un tout jeune garçon, après l’avoir sauvagement torturé et violé. Cela se passait au nord de l’Alaska, dans un bouge innommable et sinistre, perdu au cœur de l’hiver.

A la suite de ce fait-divers, banal somme toute au jour d’aujourd’hui, un grand nombre de curieux s’était amassé sur la place du marché, au centre du village, afin de mieux voir tous les détails de l’arrestation qui avait eu lieu au grand air. Assez frais il faut bien l’avouer; l’air, donc.

A cette époque de l’année le temps était glacial et le ciel fort bas. La ferveur avec laquelle le vent fouettait les visages était proprement hallucinante, et nombre de passants étaient hallucinés. Non pas qu’ils n’aient jamais vu cela, mais bien plutôt la soudaineté avec laquelle le climat avait viré au sordide était finalement assez exceptionnelle. Enfin... à tout le moins surprenante. Toutefois, les personnes avisées n’étaient pas plus étonnées que cela; le climat du nord de l’Alaska n’ayant jamais été particulièrement doucereux en plein mois de janvier.

Les gosiers étaient secs, malgré la bonne dose d’alcool poisseux et violent, disons vitriolique, que chacun d’eux avait ingurgité, et les yeux piquaient de froid, soudés qu’ils étaient aux paupières lourdes et violacées. Et les yeux piquaient, car il faisait finalement bien froid, et même glacial, ce qui somme toute était assez normal pour la saison, comme il vient d’être expliqué, il s’agirait d’être un brin plus attentif.

Les commentaires de l’affaire allaient bon train, d’autant plus que l’assassin était un gars du pays, connu, gentil et, bien que quelque peu renfermé, apprécié de tous. Enfin, jusqu’à ce jour.

Sammy Ross, c’était son nom, n’avait pas été très gâté par la nature, loin s’en faut. Un physique adipeux, lourd, gras et ingrat, avec de gros comédons sales et malodorants un peu partout; une voix trop aiguë jurant avec la carrure du personnage; un esprit lent et obtu faisaient de lui un être d’exception, pour tout dire.

Son enfance fut des plus noires et des moins joyeuses, tant il est vrai que personne, pas même ses parents, ne trouvait d’intérêt à sa compagnie. Gros, sale, puceau, idiot et médiocre en à peu près tout, Sammy était un gars qui avait drôlement de mérite, car y faut pas être dégoûté pour continuer à exister que y en a certains et même pas mal qui auraient jamais tenu le coup jusque là, si y faut bien dire, m’sieurs dames, sauf votre respect

S’il est souvent malaisé, voire impossible, d’expliquer les causes d’un comportement trouble et malsain chez un individu, on peut néanmoins tenter d’y voir un peu plus clair à l’aide d’informations glanées ici où là, des petits riens qui finissent par vous faire entrevoir la réalité du malsain individu en question, par vous permettre de mieux comprendre le personnage et, partant, la nature de ses actes, aussi abominables soient-ils.

C’est ce que nous avons tenté de faire, modestement, afin de pouvoir, peut être, prévenir et enrayer la folie qui pourrait sommeiller chez certain d’entre vous. De couper l’herbe sous le pied du délire qui peut vous envahir d’un instant à l’autre, car, comme tout le monde, vous n’êtes après tout que des malades en puissance, non mais sans blagues, comme si que vous seriez différents et que pas tous les autres et que les fous ne seraient pas tous les mêmes et vous pas. Non mais sans blagues.
Pour ce faire nous avons utilisé les grands moyens: nous sommes parvenus à recomposer, à l’aide d’une bande magnétique retrouvée en Alaska suite à une enquête âpre et ardue qu’il serait trop long de vous expliquer ici, une bonne partie de l’interrogatoire de Sammy Ross, juste après son arrestation en octobre dernier. Cet entretien musclé entre un pauvre type incarcéré de force et les forces de l’ordre prêtes à la moindre bavure, se passe de commentaires tant tellement il est clair et exprime bien toute l’angoisse d’un pauvre type face à ses bourreaux, des gars pas clairs et prêts à la moindre bavure que c’en est carrément révoltant. Interview de choc.

Forces de l’ordre: Allez, désappe toi! A poil, qu’on te dit. Et rapidos bordel! Merde, y en a marre des glandards comme toi.

Sammy Ross: Fort bien. Je vois ce que vous voulez dire. Je commence par le haut ou par le bas, parce que n’est-ce pas, il faut tout de même bien s’y mettre ?

F. de l’o. Bon, maintenant tu vas nous espliquer tout. Qu’est-ce que t’as fait et tout ça. Pasque bon y en a mare des glandards. Surtout comme toi, les glandards. Et les empreintes, c’est-t-y les tiennes?

S.R. Bien sûr, mais qu’avez-vous vu, au juste?

F. de l’o. Enchanté, comment vous portez-vous? Il nous faut tous les détails. Car voyez-vous, des glandus comme votre petite personne se plaît à être, nous en avons comme qui dirait assez. N’est-ce pas. Les glandus.

S.R. Fort bien. Je vois ce que vous voulez dire, il me semble, malgré ce pénible climat.

F. de l’o. A propos, raconte-nous voir tout, pisqu’on y est. Et vite fait, salopard! Le coup des empreintes on nous l’a d’jà fait.

S.R. Bien sûr. Oh, après tout il ne s’est pas passé grand chose. A vrai dire pas grand chose du tout, n’est-ce pas. J’étais au garage, avec mon vélo, enfin avec sa pompe, sa pompe, et... disons... enfin je vaquais à diverses choses avec ma pompe à vélo, lorsque tout soudain, voilà-t-y pas que tout à coup on frappe à ma porte. Je veux dire à la porte de mon garage. Tout soudain. Comme ça, quelqu’un sans doute, que je me dis à part moi.

F. de l’o. Bon. A propos, raconte-nous tout, pisqu’on y est. Tout, et par le menu. Et tâche de ne rien oublier. Les glandards nous, on les mates!

S.R. Oh à vrai dire pas grand monde. Enfin, je ne peux pas dire grand chose, n’est-ce pas, puisque la porte était fermée de l’intérieur. Je veux dire: la porte de mon garage.

F. de l’o. Et ensuite, quelqu’un a-t-il frappé à votre porte?

S.R. Tout à coup j’entends frapper à la porte. Je reste en arrêt, la pompe dans la pompe dans la pompe dans une main, et dans l’autre voyez vous, une pioche ou quelque chose; je ne sais pas très bien, en définitive. Mais la pompe dans l’autre, de main. A vélo, la pompe.

F. de l’o. Cinq heure juste. Mais je vous en prie, poursuivez votre récit.

S.R. Personnellement je n’y croyais guère, voyez-vous? Mais alors que j’étais occupé avec ma pompe à ma pompe à ma pompe à vélo à vélo, voilà que tout soudain, sans crier garde...

F. de l’o. Sans crier gare tu veux dire! Conard. Glandard, salopard.

S.R. Non non! Je veux dire qu’il n’a pas crier “garde”, ni même “barbecue” ou “concombre”, d’aillleurs.

F. de l’o. Ordure, tu crois p’t’être qu’on va t’croire, salaud!

S.R. Ou même barbecue. En fait, la pompe à la pompe à la pompe à vélo, je l’avais hum... disons empruntée... la pompe, je veux dire. ça est pas bien, veux-je dire, je sais, donc, mais ça est ainsi et que je m’en excuse.

F. de l’o. Ordure! Branlard, morue, faisan.

S.R. Oui, je sais bien, j’aurais pu, somme toute, en parler à qui de droit. Evidemment. Je sais bien, mais que voulez-vous, on ne se refait pas.

F. de l’o. Et l’enfant, monsieur, qu’en avez-vous donc fait après en avoir usé et abusé; veuillez n’omettre aucun détail, je vous prie.

S.R. Je l’ai sodomisé, l’espèce de petit haricot. Non mais, on va s’laisser provoquer p’t’être? Par ces morveux à la culotte remontée jusque sous les dents de sagesse! Je l’ai violé de partout le saligaud. Et après je l’ai éclaffé la gueule avec une grosse pierre, et j’m’a filé en courant. Mais que j’l’avais d’abord encore troué la peau avec mon canif, quand même.

F. de l’o. Nous voyons cela, oui, sans doute. Mais pourriez-vous préciser votre pensée, cher Monsieur?

S.R. Et c’est à ce moment très précis que je sors mon couteau suisse, un vrai Victorinox à 12 lames, vrai de vrai. Et bien huilé et tout. Je sors d’abord le tire-bouchon, et je lui vrille l’entre-fesse, l’animal, rien que pour rire, bien-sûr. Et après je l’a découpé les parties avec la petite lame, et scié les doigts de pied avec la petite scie. Efficace, l’engin, dedieu!

F. de l’o. Oui, bien, mais bon, qu’avez-vous fait le soir du meurtre, car vous n’ignorez pas, espèce d’ordure pestilentielle, cancrelat putride et ignominieux, que de sérieux soupçons pèsent contre vous.

S.R. C’est alors que le décapsuleur de mon Victorinox me sauva de la frustration la plus ignoble: je pus enfin lui faire subir l’ablation des ongles, même les plus mesquins, tout petits et minuscules qui se cachaient dans sa petite menotte toute fermée et qu’y tenait toujours son p’tit camion merdeux en plastique et qui voulait jamais le lâcher, même qu’y disait tout le temps: “veux mon camion, j’pourrai l’garder dis, mon camion, là où on va”.

F. de l’o. Hum... et à quel moment votre mère, euh... disons vous a fait des choses... euh... qui ont, comme qui dirait... vous ont influencé.

S.R. Et là, d’un coup bien ajusté derrière la nuque, à l’aide de mon piolet, que j’avais gardé à portée de main, je l’ai achevé, le mouflet.

F. de l’o. Mais à quatre ans, ne croyez-vous pas que c’est un peu jeune.

S.R. Non non, pensez-vous. Ils aiment ça, ils en redemandent, je vous assure. On dit comme ça, des choses et des choses. Mais non, croyez-moi. Bla bla et démagogie que tout ça.

F. de l’o. Ah bon, alors si c’est comme ça, alors vous êtes libre, en quelque sorte. Oui, en quelque sorte. Nous finirons bien par retrouver le coupable. Et ce jour-là...

S.R. Et je ressortis mon Victorinox, et mon Opinel et je...

F. de l’o. Oui oui, vous êtes libre, allez, allez!

S.R. Je tripatouillais dans la tripaille avec le tire-bouchon, l’écume aux lèvres, l’œil injectais, je tripais dur, bondieu... je lui ai bouffé la cervelle, au morveux.

F. de l’o. Oui, oui, vous êtes libre, en quelque sorte. Vous savez, c’est-t-y on dit beaucoup de choses sur nous, laxisme d’la justice et tout ça; mais allez, rira bien qui rira le dernier, bordel. On lui f’ra la peau, à ce salaud. Rentrez chez vous, mon bon Monsieur. Ne vous occupez plus de rien.

Moïse Pacquet

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Le Magicien

Avez-vous déjà remarqué comme l'irrationnel fait peur, comme il paralyse? On s'en méfie, on le redoute simplement parce qu'il représente l'inconnu. Parce que l'on ne croit qu'à ce que l'on voit. Il nous faut du solide, du concret, du logique!

Un bon exemple de cette phobie est la magie; notamment celle du spectacle. On parle alors d'illusionisme, de trucages. Une manière d'affirmer qu'il n'y a qu'une et une seule réalité, la cartésienne. Une réalité immuable et incontournable, tout le reste n'est qu'illusion et poudre aux yeux.

Cette conception du monde qui nous entoure rallie certainement la majorité, du moins une bonne tranche de nos contemporains, mais cependant je crois, moi, qu'il existe une vraie magie, qui ne relève ni de l'esbrouffe ni de l'illusion, une qu'on ne truque pas.

J'ai assisté un jour à une représentation du célèbre tour où le magicien s'enferme dans une boîte emplie d'eau. Il est complètement immergé et doit, sans aide aucune, se sortir de cet enfer en un temps donné, malgré ses poings et pieds liés, malgré la caisse cadenassée de l'extérieur. Pari fou, pari impossible, honteux trucage?

Ce jour-là, je veux dire: le jour où j'assistais à ce spectacle, les assistantes placèrent la boîte au centre de la scène et le magicien prit place. Il se recroquevilla sous l'eau, on cadenassa la boîte avec acharnement, puis les assistantes tinrent tendue une bâche derrière laquelle le magicien était sensé oeuvrer.

Immanquablement le spectateur croit qu'il y a un truc. Que dis-je, SAIT qu'il y a un truc. Et pourquoi en est-il si certain, le spectateur? Ne serait-ce pas tout simplement parcequ'on lui cache le travail, parcequ'il ne croit qu'à ce qu'il voit et que là, justement, il ne voit rien?! Mais il n'a pas le sens du spectacle, le spectateur; il ne comprend pas que pour la beauté du geste il faut créer un sentiment d'angoisse, de suspense. Dans le même ordre d'idées, d'ailleurs, le magicien doit proclamer bien haut qu'il n'est capable de retenir sa respiration que durant un temps limité. Volontairement il dépassera cette limite afin de faire frémir jusqu'au bout.

Lors de cette représentation, notre magicien avait annoncé ne pouvoir tenir qu'une minute trente sous l'eau, après quoi... Les assistantes égrénaient à haute voix le compte des secondes, et lorsque 3 minutes furent écoulées chaque spectateur en eut réellement le souffle coupé. Le magicien aussi, d'ailleurs, car il était resté bloqué dans sa boîte.

Je crois que c'est à dater de ce jour que j'ai vraiment compris qu'il existait une véritable magie, des tours pas truqués..

Mitsuhirato

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Sous le ciel

Une nuit, grise comme la mer, et la brise légère sous un ciel si calme.

Calme d’une force tranquille cependant. Ce ciel gris, comme la mer. Une mer grise pour la saison, mais avec des balancements sereins et réguliers. Cadencés.

J'étais sur mon petit balcon de bois vermoulu qui donnait sur le début de la forêt. Des branches d’arbre venaient se faufiler entre les planches et s'infiltraient doucement vers la maison. Les feuilles caressaient les carreaux, le vent les faisaient bruire doucement. Elles rampaient lentement jusqu'à pouvoir venir un jour me saluer au petit matin, juste au pied de mon lit.

J'étais sur ce balcon, et mon esprit errait comme tous les après-midi vers cette forêt magique. Magique de silence et de volupté.

Est-il possible que lorsque la mer est grise les hommes le soient aussi ? Je me disais que quand la mer est grise les hommes sont gris. J’étais sur ce balcon, et mon esprit vagabondait. Comme tous les après-midi.

Ce jour-là, l'homme fin et élancé qui marchait sur la grève de son pas de félin, souple et rythmé comme la mer, cet homme-là paraîssait gris. Il avait le regard sombre et ténébreux de celui qui sent sa mort venir lentement le chercher, le sortir de sa quiétude. Cette vieillesse qui approche en silence, ne se laissant qu'entr'apercevoir. Petit à petit elle s'insinue, cette fin programmée, elle ne se laisse pas saisir d'un coup, elle s'infiltre imperceptiblement.

Les yeux de l’homme respiraient la résignation. Son être tout entier semblait tendu vers un point invisible, au-delà du réel, que lui seul connaissait. Un point isolé dans l’espace, qu’il observait avec une insistance toute particulière, proche de l’obsession. Comme si le peu d’avenir qui lui restait tenait dans ce point minuscule.

Ce jour-là, il longea le bord de la plage, chemina sur le sable les pieds nus quand soudain, il s’arrêta net devant quelque chose qui brillait sur le sol. Lentement, très lentement, il se baissa, tomba sur les genoux et joignit ses mains. Il observait avecforce passion le sol devant lui, le nez presque posé sur l’objet de sa curiosité. Il ne savait pas encore que son destin se jouait à cet instant précis.

Je l’observai durant de longues minutes, et pendant tout ce temps, il resta immobile, dans cette porition étrange et inconfortable. Et puis il se leva, et s’éloigna tranquillement, les mains dans les poches. Je me dirigeai vers le point qu’il venait de quitter, et scrutai le sol avec avidité, pressé de comprendre. Aussi loin que pouvait porter mon regard il n'y avait rien. Mais alors là, rien de rien. Rien du tout. Ni ici, ni plus loin. Et c'est bien dommage, car je sens que cette histoire aurait pu être des plus intéressantes.

Moïse Pacquet

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Les Touristes

Quelque part au Sikkim, entre Gangtok et Rangpo, juste sur le bas-côté de la route, dans une sorte de gouffre, on peut encore voir la carcasse démentelée d'un bus de la compagnie gouvernementale, un de ceux qui font la navette entre Siliguri et Gangtok.

Des bus qui transportent des indigènes, Indiens, Népalais, Tibétains, avec leurs poules, leurs ballots de vêtements, leur perches en bamboo et tout leur matériel débile en tout genre. Des bus conduits par des surdoués, qui croient plus en les pouvoirs de protection de Shiva, Vishnou ou Bouddha qu'en ceux de pneumatiques ou de freins en bon état. Les touristes qui se trouvent à leur bord sont ivres d'enthousiasme et de liberté. Quand on quitte notre bon vieil Occident pour entrer dans ce monde, on se sent pousser des ailes, pour le moins. Ils se cramponnent, certes, mais que d'aventure. Ils se sentent régénérés par tant de spontanéïté, de simplicité.

Ils abondaient en cette saison, et nombreuses furent les familles à pleurer les jeunes disparus. Dans ce bus il n'y eut pas de survivant, comme dans la plupart de ceux qui connaissent le même destin. Tout ces voyageurs, ces jeunes gens avides de la vie. Les vacances après des mois de privations, d'emplois souvent dérisoires pour se payer le voyage, la liberté...

Libres ils le sont toujours, mais ils sont devenus tout vides. Avec plus rien dedans leurs carcasses blanchies au soleil, que les vers et le vide du néant.

John Smith

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Le Misanthrope

Ce jour dont je vais vous parler va rester célèbre durant de très longues années dans la mémoire des Schwytzois.

C'était un soir de décembre, assez frais pour la saison et déjà sombre malgré l'heure peu tardive. Les rues étaient encore très animées et la foule se ruait dans les restaurants et débits de boisson pour y chercher quelque place vacante.

Ce soir de décembre, sombre déjà malgré l'heure peu tardive, restera inscrit profondément dans le souvenir de tous les habitants de la ville. C'était un soir comme tous les autres, un peu frais pour la saison peut-être, mais finalement pas très différent des autres soirs de tous les mois de décembre. Les événements qui se déroulèrent se soir-là modifièrent cette vision des choses, et firent de ce soir comme tous les autres un soir très différent des autres.

C'était dans la période qui précède les fêtes de fin d'année, et la surexcitation des braves gens commençait à s'afficher avec virulence. Déjà, les boutiques et magasins proposaient leur vaste étalage de marchandise de saison fêtière. Déjà, les décorations lumineuses et chamarrées envahissaient les rues d'ordinaire si ternes et si moroses. Un souffle jeune et gai planait doucettement, doucereusement, cauteleusement sur la petite ville de Carouge. Le peuple se sentait heureux, il allait passer de bons moments, peut-être les plus importants de l'année.

Au lieu dit "Einz, Dzvo, Dru", restaurant des plus courus en la petite cité, une ambiance de fête règnait déjà souverainement pour ces précurseurs du réveillon. Les deux salles étaient pleines à craquer et les serveurs appliqués ne savaient plus où donner de la tête; visiblement la fête n'était pas pour tout le monde!

Remarquez que je dis ça, mais il est en fait bien possible qu'ils aimâtes ça, les serveurs. Je veux dire: de servir pendant que les autres s'amusent. Cela me fait penser... un de mes vieux professeurs disait toujours:

- Dans la vie il y a deux catégories de personnes: les exploitants et les exploités. Le tout est de savoir se situer, savoir choisir sa condition. Ma foi, ajoutait-il, il nous en faut, des manoeuvres!

Vous savez, lorsque vous étiez gamins, pendant les jeux de groupe il y avait ceux qui voulaient toujours être chefs, et seulement chefs, et puis d'autres (dont vous étiez, je l'espère vivement, car les premiers sont devenus des tyrans) qui ne supportaient tout simplement pas ce genre de responsabilités. On peut donc voir qu'à la base déjà les rôles se distribuent de manière claire, sans équivoque. Alors pour les serveurs des soirs de fête je serais tenté de dire, s'il n'y allait précisément de ma propre condition à moi, que ma foi il fallait réfléchir avant. Je veux dire: avant de se choisir une sous-condition tout juste bonne à... remarquez que je ne critique pas les serveurs et toute cette sorte de gens, mais seulement... et puis de toute façon, les serveurs et toute cette sorte de gens aussi, un jour, ils se retrouvent assis à une table de restaurant pendant que d'autres les servent!

Mais revenons en à ce fameux soir de décembre.

Il faisait déjà franchement pas beau; un froid de canard sibérien et alors carrément noir pour la saison. En fait, malgré l'heure peu tardive, le jour raccourcissait à vue d'oeil et il s'en fallait d'un cheveu que la nuit ne soit déjà descendue du royaume des ténèbres. Je veux dire: au moment des événements, bien sûr.

Au "Einz, Dzvo, Dru" on se restaurait avec entrain. Il y avait là de jeunes couples amoureux, des équipes braillantes de noceurs, des familles guillerettes, bref, toutes sortes de gens aussi divers que joyeux.

Un peu à l'écart, attablé tout seul, il y avait un homme seul, qui regardait les autres avec une pointe de nostalgie dans le regard, et peut-être d'envie. Il observait l'assistance en solitaire, d'un oeil attendri, un peu comme si la gaîté des autres le touchait. Il était peut-être trop timide pour se détendre et s'amuser, ou alors peut-être trop blessé pour se mêler à la liesse, allez savoir! Alors il regardait les autres.

Il dégustait son thé-lait tranquillement, je serais même tenté de dire sereinement, avec toute l'attention que peut avoir un homme calme et détendu.

Lorsqu'il eut fini sa boisson, il fouailla dans sa poche révolver et en sortit un révolver, qu'il posa sur la table. Il sortit aussi des cartouches d'une autre poche, dans sa veste, puis très méthodiquement; je veux dire: avec calme et précision, se mit à abattre les clients du restaurant.

La panique fut générale, comme on peut s'en douter. Les gens se bousculaient, essayaient de fuir par tous les moyens, mais en vain. L'homme qui panique est ravalé au rang du troupeau qui écrase tout sans réfléchir, tout simplement pour sauver sa peau. Un individualisme forcené qui amène immanquablement à l'auto-destruction, sauf coup de chance permettant de sortir dans les tout premiers.

Le tueur avait pour lui l'effet de surprise et aussi son calme.

Avec une précision remarquable il faisait tomber ses victimes comme des mouches. Il rechargeait tranquillement son arme pendant que le troupeau continuait à se piétiner sur place et à s'évanouir à tire larigot.

Les mouches chutaient dans des cris d'agonie et le sang de leurs blessures allait aspérger ceux qui essayaient de s'échapper, augmentant encore la panique des valides et le mouvement d'horreur générale.

Lorsque finalement la police parvint à maîtriser le fou dangereux; je veux dire: à l'abattre, l'homme avait déjà fait 27 victimes et plus de 15 blessés incurables...

Cette histoire que je viens de vous raconter est malheureusement vraie et je crois qu'elle porte à la réflexion. Pour ma part, je pense maintenant qu'il convient de se méfier des hommes seuls attablés dans les restaurants; je veux dire: surtout les soirs de fête ou de réveillons.

Sam Poppel

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